Jacques Brel, croquis

Préface d'une compilation des paroles, interviews et états d'âme de Jacques Brel, dont le contenu est et restera impubliable pour raison de droits d'auteur

 

Moi, je parle encore de moi

Les mots de Jacques Brel

 

Moi, je parle encore de moi. Faisant office de titre, les mots de Jacques Brel annoncent la teneur de cette compilation, dont il est lui-même le véritable auteur. Plus simplement, Jacadi aurait également pu convenir, apportant une note ludique tout à fait appropriée à cette prospection de guillemets que j’ai entreprise comme on s’aventure en chasse au trésor.
Face à ce qui pouvait s’apparenter à un banal et vain pillage du labeur d’autrui, j’ai cependant pu me réconcilier assez rapidement avec ma propre démarche. Ces quelque cinq cents pages revêtent en effet pour moi un intérêt majeur, notion essentielle dans le cas présent, puisque je suis censée en être l’unique lectrice.
Bien qu’ignorant tout d’un genre littéraire que je n’affectionnais pas particulièrement, ma profession m’amena à découvrir la biographie. Finalement, pour peu que le personnage soit digne d’intérêt, l’expérience fut plutôt agréable et, au fil des années, pleine d’enseignements. Jusqu’au jour où se profila le sujet Brel, pour lequel, soucieuse d’appliquer une égalité de traitement, je tentai de me limiter aux deux ouvrages réputés « de référence ». Je tentai… sans y parvenir, observant peu à peu mon personnage sortir allègrement du cadre professionnel pour investir – voire envahir – mon univers personnel, où il occupait déjà une place de choix.
Au fil des passionnants ouvrages très documentés que j’ai pu me procurer (et déplorant que certains soient indisponibles), une gêne s’installa. Je m’aperçus que, si entre la vie et la mort de la personne, la relation des faits respectait assez bien le critère chronologique qui est le propre de la biographie, il n’en était pas de même des propos qui lui étaient prêtés, lesquels d’artistiques flash-back en accommodantes mises en perspective semaient le trouble dans la progression de l’idéologie qu’ils se proposaient d’illustrer. Or mon intérêt tend à se porter de préférence, non sur ce que les hommes pensent de Brel et de son œuvre, mais sur ce que Brel pense des hommes, et partant sur l’évolution de sa réflexion et de son rapport au monde. J’entrepris alors une simpliste besogne de mise en ordre de « sa » parole. La souhaitant exempte de tout parasite, j’ai donc effrontément banni, aussi talentueuses puissent-elles être, la prose des auteurs et les questions des interviewers, me contentant d’adjoindre quelques mots-clés indispensables à un minimum de compréhension.
Je découvris également la fantaisie avec laquelle se pratique un exercice que je supposais éminemment rigoureux, à savoir celui de la transcription. Il en est ainsi de certains propos pourtant bien calés entre de solides guillemets, dont l’exemple de la citation concernant le facteur et les messages donne une petite idée : « Il n’y a que le facteur qui porte des messages. » « Je ne délivre pas de message, je laisse ça aux facteurs. » « Je ne délivre pas de message, il n’y a que les facteurs qui délivrent des messages. » « Je ne fais pas de chansons à message, pour ça il y a les facteurs. » Hélas ! il semblerait qu’aucune de ces quatre versions ne soit fidèle. Il est donc utile, dans tous les cas, de consulter la source proposée – très important les sources ! elles restent à maints égards le meilleur indicateur de crédibilité – et de ne considérer comme radicalement fiables que les propos issus d’enregistrements audio et a fortiori vidéo, bien qu’eux aussi s’avèrent malheureusement manipulés par de redoutables montages.
Il faut aussi faire la part entre ces petits aménagements avec les mots gentiment pratiqués par les auteurs et le fait que notre homme, éminemment bavard et souvent confronté aux mêmes questions, a une naturelle et compréhensible propension à se répéter…
À peu d’exception près, je m’étonnai encore d’une certaine légèreté observée au niveau des références de citations : notes de bas de page contradictoires ou inexistantes m’ont ainsi contrainte à la multiplication de supposé et d’approx., sous peine de tomber à la fois dans le travers dénoncé plus haut concernant la carence de chronologie mais aussi dans la facilité consistant à pratiquer la méthode des bonus (enfance, femmes, chanson…). Prenant moi-même le risque de perpétuer ainsi la propagation des erreurs, force m’est d’admettre que la biographie n’a rien d’un exercice aisé et je salue quoi qu’il en soit ces auteurs, dont l’investigation, le talent et le vécu m’ont permis de mener ma petite entreprise
Pourtant, ceux qui méritent la plus grande reconnaissance sont indéniablement les journalistes qui en leur temps montèrent au front. Certes Brel se prêtait généreusement au jeu de l’interview, mais avec pourtant plus ou moins de souplesse, selon la période bien sûr, mais aussi selon qu’il eût affaire à un ami ou à un quidam, à un homme ou à une femme, selon qu’il fût parfaitement ou un peu moins à jeun… Au rythme des Enfin…, les Je ne sais pas… Peut-être… Un petit peu… Absolument pas… Je crois… J’ai la faiblesse de croire… J’en suis sûr… sont autant de préliminaires au fatal Ça n’a rien à voir !…, au redouté Vous comprenez ?… avant que ne tombe le couperet de l’ultime Voilà !… Il n’empêche que, trop souvent qualifiées de fanfaronnades, ces interviews entre lesquelles les « petites phrases » sont autant de respirations, demeurent, aux instants T d’une époque où l’on prenait le temps de se parler et de s’entendre, parfaitement révélatrices des états d’âme, d’esprit et de corps du personnage et de son inouïe faculté à s’étonner de la vie et de ses mystères.
Passant de la grande Histoire à laquelle Brel appartient aux petites histoires qui lui appartiennent, et en fait de mystères, saura-t-on finalement jamais : si, oui ou non, il fit la plonge avec Aznavour Chez Geneviève, si il vomit avant chaque tour de chant, si il fut recommandé à Suzy Lebrun par Brassens ; si son prof de français était surnommé Le Bigleux ou N’a-qu’un-œil ; si le premier film qu’il présenta à Atuona fut Saturday night fever ou Orfeu Negro ; s’il fut intoxiqué en février 1969 par une huître ou un oursin ou encore dans quelles exactes circonstances eut lieu le fameux tirage au sort des petits rôles à Antigua…
Mais, pour m’en tenir à l’essentiel, je vais à présent lire cette chose que j’ai décidément un certain mal à définir mais que j’espère approcher d’« un quelconque de vérité ». Je vais plonger dans cette lecture en observant les pauses musique et cinéma préconisées, mais également en la ponctuant de salutaires silences, indissociables de l’univers brélien, et aussi en prenant le temps d’y placer quelques éclats de rire ou autres mouvements d’humeurs qu’elle devrait rendre perceptibles. Car il n’est nullement question ici de procéder à quelque analyse d’urines que ce soit, mais, sur fond d’échange, de tenter une fois encore de savoir Brel, lui qui nous savait si bien.

 

Marie-Jo Astic

Marie-Jo Astic collection Brel
Marie-Jo Astic et sa collection Brel